Démarche artistique

Tout mouvement est survie.

Mon travail explore les tensions subtiles entre mouvement et immobilité. Attirée par les états de vertige et de trouble, à la fois fascinants et anxiogènes, je cherche à capter dans mes œuvres l’entre-deux, l’instant où tout paraît figé alors que le mouvement est déjà amorcé. Des procédés tels que la mise en abyme, le glissement d’échelle ou la répétition me permettent de révéler cette frontière silencieuse et active, et de prolonger la réflexion sur ces interstices en suggérant le mouvement de manière lente et imperceptible.

Cette recherche s’inscrit dans l’espace au sein des lieux vierges où je suis invitée à exposer. D’abord déstabilisée, dé-placée, je recherche par l’immersion la façon la plus juste d’habiter l’espace selon ses caractéristiques propres, en le remplissant d’images en volumes. L’utilisation de l’espace, les images photographiques et les installations vidéo invitent à une attention prolongée, à la perception des micro-mouvements et à l’écoute du silence. Je propose à l’observateur d’entrer dans un espace régi par une autre  temporalité, où l’on ressent d’abord ce qui échappe à la perception immédiate.

Habiter l’espace est y prendre sa place ; je travaille à partir de mon corps et réalise des œuvres à son échelle. Le corps est omniprésent, bien que parfois indiscernable et uniquement suggéré à l’observateur par sa propre présence (cf. Variations du soleil sur tes paupières). La production de l’œuvre peut être filmée puis exposée, devenant ainsi une œuvre performative. Lié aux espaces de création, de monstration et de l’image elle-même, le corps n’est plus seulement représenté par l’image mais finit par faire image..

Marine Pistien, au risque du regard

Le travail de Marine Pistien évoque une longue circulation autour d’un centre introuvable. Dans son film Epilogue (2020), l’artiste utilise le fond blanc d’un studio photographique et multiplie, par l’usage des caméscopes et des miroirs, les points de vue et les réflexions. Ce procédé extrêmement simple, le découpage de l’image en quatre points de vue sur la même scène, empêche la focalisation de l’attention sur un point unique. Désemparé, l’oeil ne peut que céder au vertige et l’esprit entrer dans une zone de lâcher-prise. Cette oeuvre, comme de nombreuses autres, est sans objet. Elle semble réactivable par des moyens similaires dans d’autres espaces. Autrement dit, elle convoite moins un propos qu’une disposition du spectateur, et se place dans une définition de l’art comme expérience. Dénué de message, orientant vers la méditation, le dispositif ne peut être tenu pour autoritaire. Ouvert, il propose l’ouverture d’un espace de disponibilité. Le même propos peut être appliqué à la performance Surfaces sensibles (2022), qui mobilise dans un même espace quatre vidéos de l’artiste. Les vidéos sont révélées progressivement par des opérateurs qui dirigent lentement des écrans vers les spectateurs. Leur dispersion dans l’espace sombre, la musique atmosphérique qui accompagne leur révélation, le jeu de léger déplacement des écrans pendant qu’ils diffusent leurs images empêche à nouveau la définition d’un centre. Non assigné à une perspective, le spectateur est libre de se déplacer dans l’espace. Que son attention se consacre à une image, et les autres sont perdues. Ce principe de concurrence irrémédiable des images semble traduire que le réel ne pourra jamais être traité exhaustivement : la concentration est contrainte à la retraite, l’exhaustivité déclarée hors d’atteinte.

Les pièces photographiques orientent également dans cette voie. Dans Image mentale (2020), l’artiste expose, de manière paradigmatique, le portrait d’une femme cachant ses yeux d’une main. La pose est sans équivoque : la neutralité du fond blanc, la précision du geste du modèle indiquent que le voilement des yeux ne répond pas à la peur de voir mais au désir de, pour un temps, ne plus voir. Comment interpréter ce désir de ne pas voir? Ce geste peut s’expliquer, à la lumière du reste du corpus, comme une réaction au sentiment d’être débordé par le réel. Ce geste évoque également la réalisation subite d’un oubli, qui est une autre manière d’avoir été débordé par le réel. L’image mentale se substitue à l’image de l’espace environnant. La suspension de l’attention à l’extérieur est une invitation à laisser venir l’image intérieure, celle qui émane du libre flux des pensées. L’image en question, par sa simplicité, par la précision du geste, est aussi une invitation à l’imitation de ce geste par le spectateur. Si soudain, au lieu de regarder cette oeuvre, il regardait défiler le flot de ses images mentales? Ces images mentales seraient ainsi induites par l’oeuvre, qui doit être occultée pour être rendue agissante. Ici encore, l’oeuvre est moins en elle-même qu’en l’espace mental. Dans ce contexte, peut-on encore parler de spectateur? L’oeuvre est explicitement activée par la présence, abolissant la frontière entre extériorité et intériorité. La dimension performative du travail de Marine Pistien ne se limite pas à ses performances et à ses vidéos : elle est un fil rouge qui court tout le long de son corpus.

La série des Objets photographiques (2020-2021) se fait une spécialité d’ouvrir, dans l’espace d’exposition, des espaces artificiels. Présentant des surfaces, les images posées à même le sol, tirées à une échelle qui permet au spectateur de s’y projeter, jouent avec notre perception. Elles semblent indiquer que l’espace vu n’est jamais aussi simple qu’il n’y paraît. La tentation de l’illusionnisme est modérée par le caractère monochrome des tirages, qui ne correspond pas à la vision réelle. L’espace réel est complété par un espace mental, dont la tonalité est différente mais qui complète l’expérience. L’usage du miroir, récurrent dans tout le corpus de l’artiste et présent dans les images de cette série, mérite qu’on s’y attarde. Le miroir constitue pour ainsi dire le dispositif artistique minimal : dénué d’image, d’identité propre, il ne fait que refléter ce qui se trouve en face de lui. Mise en abyme permanente, il est particulièrement exploité par l’art minimal et conceptuel, notamment par Karsten Höller et Robert Smithson. Puissance de démultiplication du réel, il est l’instrument par excellence des artistes qui veulent instiller un trouble dans le regard et produire le vertige. Chez Smithson, il répond au désir de diluer l’attention, dans l’idée d’une résistance à ce que l’artiste envisage comme un “impérialisme du regard”.

C’est contre un tel impérialisme que semble dirigé le travail de Marine Pistien. Dans l’ensemble de son oeuvre, l’attention au visuel est redirigée vers l’attention à l’espace mental. Le visuel n’est pas nié, mais il est le support de sa propre dialectisation. La mise en crise du caractère autoritaire des dispositifs de capture et de visionnage des images s’exprime aussi dans la performance Surfaces sensibles, où des écrans – de télévision, de tablette et de téléphone – sont l’outil du décentrement. Ils cessent, dans l’espace de la performance, d’être les outils de mise en réseau et de publicité qu’ils sont dans le quotidien : ils sont rendus à leur fonction ludique d’exploration de soi-même, d’ouverture d’un espace alternatif où peut se mener l’introspection ou la dérive. Le corpus de l’artiste peut s’interpréter comme autant de tentatives de créer des espaces de repos, et prend dans notre modernité connectée l’allure d’une résistance à l’assaut des images. Le centre invisible de l’oeuvre de Marine Pistien est finalement le centre de l’identité, qui exige toujours, pour être découvert, la suspension temporaire de la tension.

Alexandre Desson, Paris, 19/05/2022